Merci à Renaud pour sa traduction de ce texte. Vous pouvez retrouver son blog à cette adresse !
Chinatown
Oakland et sa ville natale de San
Francisco (Bruce Lee y est né en 1940) ne sont pas séparées que par l’eau de la
Baie : Bruce est de façon constante en désaccord avec la culture des arts martiaux
de Chinatown. En fait, la liste est longue d’incidents et de tensions peu
connus et survenus entre Bruce et les pratiquants de Chinatown depuis son
retour en Amérique au printemps 1959. Comme il l’apprend très vite à ses
dépends, les arts martiaux fonctionnent à San Francisco de façon très
différente de ce qu’il a expérimenté adolescent à Hong Kong.
Depuis presque trois décennies, le kung
fu de Chinatown est organisé autour de deux personnalités, hommes de main de
longue date d’une organisation locale Tong : Lau Bun et TY Wong, dont les
carrières d’avant garde sont tombées dans l’oubli. Dans les années 30, Lau Bun ouvre
au public Hung Sing, probablement la première école d’arts martiaux chinois aux
Etats-Unis. Il fait régner une discipline de fer sur ses élèves et sur les
autres pratiquants du voisinage.
Durant des années, Lau Bun contrôle
Chinatown et ne tolère pas le type de violence et de délinquance juvénile
quotidienne dans lesquelles Bruce Lee a grandi dans les rues (et les toits) de
Hong Kong durant les années 50. Les élèves d’écoles rivales s’y défient en
effet régulièrement.
Lau
Bun (au centre) avec ses étudiants avancés à Hung Sing, son école de Portsmouth
Square dans le Chinatown de San Francisco. En 1959, Bruce Lee, âgé de 18 ans, a
un petit accrochage avec cette bande. (Photo : UC Berkeley)
TY Wong débarque à San Francisco au
début des années 40. Sous la coupe de Lau Bun et en tant que membre Tong
débutant, il hérite souvent des tâches de maintien de l’ordre (contre les gens
bourrés et turbulents) dans les établissements de nuits du quartier. Il ouvre
aussi sa propre école Kin Mon, dont le
nom peut se traduire par “l’équipe des citoyens robustes”. Et comme son mentor,
TY attend de ses membres un code de conduite irréprochable.
Les histoires de bagarres à Hong Kong et
la réputation tenace des pratiquants de Wing Chun précèdent Bruce Lee à San
Francisco. Bruce a passé son adolescence à apprendre le Wing Chun à Hong Kong
dans l’école de Ip Man où il a adopté, enthousiaste, la nature simple et allégée
de ce style. Econome, rapide et direct, le Wing Chun met l’accent sur une
attaque en distance rapprochée, qui vise la ligne centrale de l’adversaire
(nez, gorge, ventre, bas ventre ndt), grâce à des coups de pieds courts et des
suites de coups de poings rapides. Le style est réputé pour son efficacité, et
dans les rues du Hong Kong d’après guerre, c’était une distinction cruciale.
Peu après son arrivée à San Francisco en
1959, Bruce Lee est impliqué dans une échauffourée avec Lau Bun et ses
étudiants avancés à Chinatown. « Quand Bruce arrive à Hung Sing, il ne connaît
rien à San Francisco », raconte Sam Louie, un de ces étudiants. « Nous étions
sept ou huit dans le cours. Il arrive et commence à nous montrer des mouvements
de mains, et tente de nous faire comprendre que le Wing Chun est le meilleur
style. Notre Sifu le vire direct ».
Une
comparaison entre les photos de techniques tirées des livres de TY Wong
(Chinese Kung Fu Karate, 1961) et de Bruce Lee (Chinese Gung Fu, 1963). Les
échanges d’insultes entre Oakland et San Francisco, entre Bruce Lee et James
Lee d’un côté et TY de l’autre se lisent dans les pages de leurs livres.
C’est clairement le plus mauvais départ
pour Bruce à Chinatown. Et ça ne s’arrange pas quand Bruce devient de plus en
plus critique des approches traditionnelles des arts martiaux, qui, dans sa
mentalité formée au minimalisme du Wing Chun, lui apparaissent lourdes dans la
pratique et peu efficaces dans les résultats. L’un des exemples les plus cités
de cette critique apparaît au grand jour dans son livre Chinese Gung Fu, où
dans une étude image par image, il démonte les techniques spécifiques mises en
avant dans les premiers livres de TY Wong. C’est dans un chapitre intitulé
‘Différence entre les styles de Gung Fu’, dans lequel Bruce distingue ce qu’il décrit
comme des systèmes supérieurs (en gros, le sien) et « les systèmes plus lents,
à moitié développés » (ceux de TY Wong et de maîtres comme Lau Bun, « plus
traditionnels »). Le livre de Bruce est facilement trouvable à Chinatown et les
insultes ne passent pas inaperçues. Quand TY Wong qualifie Bruce Lee de “dissident
aux mauvaises manières” (note d’Orphée : ce qui n’est
pas foncièrement faux ici), c’est un avis partagé par la plupart des
pratiquants de Chinatown.
A peu près au moment où le livre de
Bruce Lee est publié, Wong Jack Man fait son apparition à Chinatown, et sa
réputation de pratiquant dévoué et hautement qualifié grandit rapidement. Il
est le premier à représenter un style du nord dans le quartier, et en fait la
démonstration avec élégance et force. De bien des façons, son style apparaît à
l’opposé du Wing Chun : large, acrobatique avec des attaques nécessitant des
distances plus longues. Chinatown est conquise par Wong Jack Man, aussi vite
qu’elle a rejeté Bruce Lee.
TY
Wong (debout, 2e en partant de la droite) avec ses étudiants dans
son école Kin Mon Physical Culture, Waverly Place à Chinatown. Son seul
étudiant blanc (Noel O’Brien) qui a suivi Al Novak dans le sillage d’étudiants
non chinois auxquels TY a enseigné dans les années 60 est debout à droite.
(Photo : Gilman Wong)
«
Réservé aux Chinois… ? »
La raison la plus importante du combat
entre Bruce Lee et Wong Jack Man serait à chercher du côté de Chinatown, où les
dirigeants de la communauté n’auraient pas apprécié que Bruce Lee enseigne les
arts martiaux à des élèves non chinois. Wong Jack Man aurait ainsi été envoyé à
Oakland pour ramener le dissident à la raison et à le punir par les poings.
Cette théorie, retenue de façon maladroite dans le film Dragon : The Bruce Lee
Story, est sans véritable fondement. Si certains à Chinatown pouvaient y
redire, ce n’était pas le cas de Lau Bun et TY Wong. Les faits sont têtus.
Quand on évoque avec lui l’idée que
Chinatown a cherché à punir Bruce Lee pour avoir enseigné à des élèves non
chinois, Al Novak, un vétéran baraqué de la Seconde Guerre Mondiale et ami proche
de James Lee, hausse les épaules : « c’est de l’invention ». Novak le sait,
puisqu’en 1960, il est l’étudiant blanc qui s’entraîne sans souci avec TY Wong
à Kin Mon, Chinatown. Quelques années plus tard, TY enseigne à Noel O’Brien, un
ado d’origine irlandaise. A Hung Sing, Lau Bun entraine Clifford Kamaga, un
hawaiien et ne s’oppose pas à son élève gradé, Bing Chan, qui accepte des
élèves de toute origine dans sa toute nouvelle école qui ouvre à quelques rues
de la sienne dans Chinatown.
Lau
Bun (en haut, 2e en partant de la droite, avec les lunettes) pose avec les
membres Hop Sing et une équipe de Danse du Lion à Marysville, Californie, pour
le Nouvel An Chinois en 1961. Le collègue de Los Angeles de Lau Bun et maître
de kung fu, Ark Wong (en haut, 2e en partant de la gauche) donne une interview
au magazine Black Belt en 1965, déclarant qu’il est ouvert à l’enseignement
pour tous, sans souci d’origines. (Photo : UC Berkeley)
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