dimanche 7 janvier 2018

Bruce Lee vs Wong Jack Man [partie 2]


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Merci à Renaud pour sa traduction de ce texte. Vous pouvez retrouver son blog à cette adresse !

Chinatown

Oakland et sa ville natale de San Francisco (Bruce Lee y est né en 1940) ne sont pas séparées que par l’eau de la Baie : Bruce est de façon constante en désaccord avec la culture des arts martiaux de Chinatown. En fait, la liste est longue d’incidents et de tensions peu connus et survenus entre Bruce et les pratiquants de Chinatown depuis son retour en Amérique au printemps 1959. Comme il l’apprend très vite à ses dépends, les arts martiaux fonctionnent à San Francisco de façon très différente de ce qu’il a expérimenté adolescent à Hong Kong.

Depuis presque trois décennies, le kung fu de Chinatown est organisé autour de deux personnalités, hommes de main de longue date d’une organisation locale Tong : Lau Bun et TY Wong, dont les carrières d’avant garde sont tombées dans l’oubli. Dans les années 30, Lau Bun ouvre au public Hung Sing, probablement la première école d’arts martiaux chinois aux Etats-Unis. Il fait régner une discipline de fer sur ses élèves et sur les autres pratiquants du voisinage.
Durant des années, Lau Bun contrôle Chinatown et ne tolère pas le type de violence et de délinquance juvénile quotidienne dans lesquelles Bruce Lee a grandi dans les rues (et les toits) de Hong Kong durant les années 50. Les élèves d’écoles rivales s’y défient en effet régulièrement.

Lau Bun (au centre) avec ses étudiants avancés à Hung Sing, son école de Portsmouth Square dans le Chinatown de San Francisco. En 1959, Bruce Lee, âgé de 18 ans, a un petit accrochage avec cette bande. (Photo : UC Berkeley)

TY Wong débarque à San Francisco au début des années 40. Sous la coupe de Lau Bun et en tant que membre Tong débutant, il hérite souvent des tâches de maintien de l’ordre (contre les gens bourrés et turbulents) dans les établissements de nuits du quartier. Il ouvre aussi sa  propre école Kin Mon, dont le nom peut se traduire par “l’équipe des citoyens robustes”. Et comme son mentor, TY attend de ses membres un code de conduite irréprochable.

Les histoires de bagarres à Hong Kong et la réputation tenace des pratiquants de Wing Chun précèdent Bruce Lee à San Francisco. Bruce a passé son adolescence à apprendre le Wing Chun à Hong Kong dans l’école de Ip Man où il a adopté, enthousiaste, la nature simple et allégée de ce style. Econome, rapide et direct, le Wing Chun met l’accent sur une attaque en distance rapprochée, qui vise la ligne centrale de l’adversaire (nez, gorge, ventre, bas ventre ndt), grâce à des coups de pieds courts et des suites de coups de poings rapides. Le style est réputé pour son efficacité, et dans les rues du Hong Kong d’après guerre, c’était une distinction cruciale.

Peu après son arrivée à San Francisco en 1959, Bruce Lee est impliqué dans une échauffourée avec Lau Bun et ses étudiants avancés à Chinatown. « Quand Bruce arrive à Hung Sing, il ne connaît rien à San Francisco », raconte Sam Louie, un de ces étudiants. « Nous étions sept ou huit dans le cours. Il arrive et commence à nous montrer des mouvements de mains, et tente de nous faire comprendre que le Wing Chun est le meilleur style. Notre Sifu le vire direct ».

Une comparaison entre les photos de techniques tirées des livres de TY Wong (Chinese Kung Fu Karate, 1961) et de Bruce Lee (Chinese Gung Fu, 1963). Les échanges d’insultes entre Oakland et San Francisco, entre Bruce Lee et James Lee d’un côté et TY de l’autre se lisent dans les pages de leurs livres.

C’est clairement le plus mauvais départ pour Bruce à Chinatown. Et ça ne s’arrange pas quand Bruce devient de plus en plus critique des approches traditionnelles des arts martiaux, qui, dans sa mentalité formée au minimalisme du Wing Chun, lui apparaissent lourdes dans la pratique et peu efficaces dans les résultats. L’un des exemples les plus cités de cette critique apparaît au grand jour dans son livre Chinese Gung Fu, où dans une étude image par image, il démonte les techniques spécifiques mises en avant dans les premiers livres de TY Wong. C’est dans un chapitre intitulé ‘Différence entre les styles de Gung Fu’, dans lequel Bruce distingue ce qu’il décrit comme des systèmes supérieurs (en gros, le sien) et « les systèmes plus lents, à moitié développés » (ceux de TY Wong et de maîtres comme Lau Bun, « plus traditionnels »). Le livre de Bruce est facilement trouvable à Chinatown et les insultes ne passent pas inaperçues. Quand TY Wong qualifie Bruce Lee de “dissident aux mauvaises manières” (note d’Orphée : ce qui n’est pas foncièrement faux ici), c’est un avis partagé par la plupart des pratiquants de Chinatown.

A peu près au moment où le livre de Bruce Lee est publié, Wong Jack Man fait son apparition à Chinatown, et sa réputation de pratiquant dévoué et hautement qualifié grandit rapidement. Il est le premier à représenter un style du nord dans le quartier, et en fait la démonstration avec élégance et force. De bien des façons, son style apparaît à l’opposé du Wing Chun : large, acrobatique avec des attaques nécessitant des distances plus longues. Chinatown est conquise par Wong Jack Man, aussi vite qu’elle a rejeté Bruce Lee.

TY Wong (debout, 2e en partant de la droite) avec ses étudiants dans son école Kin Mon Physical Culture, Waverly Place à Chinatown. Son seul étudiant blanc (Noel O’Brien) qui a suivi Al Novak dans le sillage d’étudiants non chinois auxquels TY a enseigné dans les années 60 est debout à droite. (Photo : Gilman Wong)

« Réservé aux Chinois… ? »

La raison la plus importante du combat entre Bruce Lee et Wong Jack Man serait à chercher du côté de Chinatown, où les dirigeants de la communauté n’auraient pas apprécié que Bruce Lee enseigne les arts martiaux à des élèves non chinois. Wong Jack Man aurait ainsi été envoyé à Oakland pour ramener le dissident à la raison et à le punir par les poings. Cette théorie, retenue de façon maladroite dans le film Dragon : The Bruce Lee Story, est sans véritable fondement. Si certains à Chinatown pouvaient y redire, ce n’était pas le cas de Lau Bun et TY Wong. Les faits sont têtus.

Quand on évoque avec lui l’idée que Chinatown a cherché à punir Bruce Lee pour avoir enseigné à des élèves non chinois, Al Novak, un vétéran baraqué de la Seconde Guerre Mondiale et ami proche de James Lee, hausse les épaules : « c’est de l’invention ». Novak le sait, puisqu’en 1960, il est l’étudiant blanc qui s’entraîne sans souci avec TY Wong à Kin Mon, Chinatown. Quelques années plus tard, TY enseigne à Noel O’Brien, un ado d’origine irlandaise. A Hung Sing, Lau Bun entraine Clifford Kamaga, un hawaiien et ne s’oppose pas à son élève gradé, Bing Chan, qui accepte des élèves de toute origine dans sa toute nouvelle école qui ouvre à quelques rues de la sienne dans Chinatown.

Lau Bun (en haut, 2e en partant de la droite, avec les lunettes) pose avec les membres Hop Sing et une équipe de Danse du Lion à Marysville, Californie, pour le Nouvel An Chinois en 1961. Le collègue de Los Angeles de Lau Bun et maître de kung fu, Ark Wong (en haut, 2e en partant de la gauche) donne une interview au magazine Black Belt en 1965, déclarant qu’il est ouvert à l’enseignement pour tous, sans souci d’origines. (Photo : UC Berkeley)
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