dimanche 21 janvier 2018

Bruce Lee vs Wong Jack Man [partie 4]


Partie 1 Partie 2 Partie 3 ● Partie 4

Merci à Renaud pour sa traduction de ce texte. Vous pouvez retrouver son blog à cette adresse !


« Fait pour combattre »

Une des questions les plus persistante à laquelle il est encore difficile de répondre : « pourquoi Wong Jack Man ? ». De tous les pratiquants de Chinatown prêts à se soumettre à ce défi, pourquoi ce jeune arrivant qui n’avait jamais rencontré Bruce Lee ?

Il existe deux théories. La première : Wong Jack Man veut ouvrir sa propre école à Chinatown, et saisit l’occasion pour se construire une renommée rapide. Le pratiquant de Tai Chi, David Chin, prétend que Wong est dans cet état d’esprit quand il rédige la lettre de défi, apportée à Bruce. La seconde, plus populaire, corroborée par plusieurs sources locales : Wong est trompé sur ce combat, il est le nouvel arrivant qu’on jette dans la bataille sans que celui-ci n’en saisisse les enjeux. Qui sont les 5 personnes qui le conduisent à Oakland ? On y trouve : David Chin, Chan « Tête Chauve » Keung, deux pratiquants qui fréquentent la Ghee Yau Seah (L’académie des arts internes), une sorte de club social autour du Tai Chi, établi à Chinatown depuis les années 1930, et un trio of d’hommes de main, fauteurs de troubles, sans réel lien avec la communauté des pratiquants, Ronald ‘Ya Ya’ Wu (son surnom était dû à ses bavardages continuels), Martin Wong et Raymond Fong. Comme le souligne plus tard Wong Jack Man, ces personnes sont juste là pour « faire partie du boxon ». Dans la voiture, personne n’est élève de la Kin Mon de TY Wong ou de la Hung Sing de Lau Bun. En fait, l’élève avancé de Lau Bun, Sam Louie, se souvient que ses amis de l’école, respectueux du code de conduite de Lau Bun, avertissent tous ceux qui sont excités par le combat : « nous répétions, ceci n’a rien à voir avec Hung Sing. Et nous leur expliquions : si tu vas dans l’école de quelqu’un, ce n’est pas bon, que tu gagnes ou que tu perdes, ce n’est pas bon. »

A Oakland, Bruce a deux témoins seulement : sa fiancée, Linda Lee (enceinte de 8 mois) et son ami proche, James Lee (qui garde un pistolet chargé à proximité au cas où les choses tournent mal). Dans la pièce, au total neuf personnes, trois sont encore en vie actuellement. A de très rares exceptions, Wong Jack Man est resté muet sur le sujet. Linda Lee et David Chin, qui représentent les deux camp, racontent à peu près la même chose : le combat est rapide et furieux, se déployant sauvagement dans la pièce. L’échange est brutal, et peu spectaculaire.
Après avoir frappé Wong à la tempe, Bruce essaie de porter un coup décisif à son adversaire fuyant, comme il l’avait fait à Seattle quelques années auparavant,  et se retrouve rapidement à bout de souffle. Finalement, Bruce continue d’avancer de manière acharnée sur son adversaire et le fait trébucher. Wong se retrouve dans une position intenable au sol tandis que Bruce hurle en cantonais : « tu te rends ? » encore et encore. Il lui assène une pluie de coups. Wong ayant perdu ses appuis n’a pas d’autre choix que de renoncer.
« A partir de là, il a dit qu’il abandonnait et nous avons stoppé le combat », se rappelle David Chin. « Ça n’a pas duré plus de sept minutes ».

Comme dans toutes bonnes bagarres de cours d’école, les exagérations prennent de suite des proportions épiques. Les histoires de Bruce balançant la tête de Wong contre un mur, ou deWong faisant une clé au cou de Bruce, prêt à l’assommer, juste au moment où survient la police en sont juste deux parmi de nombreuses… Peut-être la plus absurde, qui est la plus reproduite, notamment dans le film Birth Of The Dragon, concerne la durée du combat, une vingtaine de minutes : cela va évidemment à l’encontre de tous les témoignages directs mais aussi de la nature même d’un combat de rue.

Une image rare de Bruce Lee en démonstration, la nuit précédent celle du tournoi de Long Beach, à l’été 1964. (Photo : Barney Scollan)

Au lendemain du combat, une guerre de communication prend place dans les journaux chinois locaux. Bruce et Wong y nient avoir été à l’initiative du duel et de l’avoir perdu. En même temps, la légende urbaine autour de l’événement prétend que Wong désire refaire le combat, bien que les propos retranscrits sont plus complexes : « Wong dit qu’à l’avenir il ne parlera plus à la presse, qu’il est « fait pour combattre » et que s’il est amené à se battre à nouveau, il le fera en public afin que tout le monde puisse constater du résultat de ces propres yeux. » Il est possible que ce ne soit pas la citation exacte de Wong - l’expression « fait pour combattre » est curieuse - mais ça va dans le sens de la théorie d’un combat où il s’est senti plus ou moins manipulé.

Ce qui est généralement admis est que la victoire confuse de Bruce Lee – loin des onze secondes de sa victoire précise contre Yoichi à Seattle - est un révélateur pour lui et lui permet finalement de réviser son approche. Pour un pratiquant ayant passé son année à professer bruyamment l’efficacité de sa technique et sa supériorité sur celles des autres, Bruce trouve dans son duel avec Wong Jack Man matière à envisager la sobre réalité des choses. Sa technique et sa condition sont loin de ses attentes.

Le moment est venu pour Bruce de commencer concrètement à ériger son nouveau système, le Jeet Kune Do. Il a déjà commencé à faire la synthèse de beaucoup de ses influences, ce qu’il a déjà montré dans les années précédentes - de l’esprit du combat de rue de James Lee à l’ambition novatrice de Wally Jay -, pour former et intégrer un système adapté à l’individu. En créant le Jeet Kune Do, Bruce incorpore des éléments de Wing Chun, d’escrime et de boxe américaine dans une approche minimaliste doublée d’une sensibilité philosophique.

Parmi les libertés les plus flagrantes prises avec les faits par le nouveau film, le personnage de Wong Jack Man explique littéralement à Bruce Lee les principes de l’âme de son Jeet Kune Do, comme si Bruce Lee n’avait pas appris lui-même du combat et qu’il avait eu besoin de la sagesse de Wong pour en tirer ses propres conclusions.

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Bruce Lee (au centre) avec l’une de ses classes au début de la période à Oakland dans le garage de James Lee (en bas, le 3e en partant de la gauche) aux alentours de 1965. Cette période à Oakland est essentielle pour l’évolution de Bruce Lee comme pratiquant, même si elle reste largement inexplorée dans sa vie d’icône. (Photo : Greglon Lee)

Aujourd’hui, quand Bruce Lee est présentée comme le père spirituel du MMA, ça devrait être moins pour son travail sur le mélange des styles (après tout, d’autres l’ont fait de façon aussi notable bien avant lui, bien avant qu’il n’apprenne lui même les arts martiaux) mais plutôt pour avoir insisté sur l’efficacité des techniques, et sur la constante remise en question que cela nécessite pour maintenir cette exigence. C’est ce qui s’est perdu dans les débats insignifiants qui ont entourés le combat contre Wong Jack Man.

L’une des conclusions les plus intéressantes (et il y en a pléthore) à ce combat, revient à David Chin, ce jeune pratiquant qui conduit l’équipe de Chinatown à Oakland en cette fin d’année 1964.
En dépit de son engagement cette nuit-là du camp ennemi, David Chin est très clair dans ce qu’il en garde : « les choses que disait Bruce à cette époque, c’était la vérité. J’étais en désaccord avec lui sur le moment, mais il avait tout simplement raison. »

Charles Russo est journaliste à San Francisco. Cet article contient des informations extraites de son livre Striking Distance: Bruce Lee and the Dawn of Martial Arts in America
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